Proust, architecte

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Proust.

Proust.

— “C’pauvre vieux, i m’fait d’la peine1”.
— Mais pourquoi?
— Son truc est bourré de SPOILERS. Il m’a gâché pour moi le bouquin de Marcel.
— Mais il ne faut que lire l’avertissement au lecteur; voilà au tout début t’es bien prévenu:

Avertissement au lecteur: cet article est bourré de SPOILERS.

“Albertine savait reconnaître tout de suite une restauration. On ne pouvait que s’étonner de la sûreté de goût qu’elle avait déjà en architecture, au lieu du déplorable qu’elle gardait en musique.2

En entreprenant ses “travaux d’architecte3” à la fin du Temps retrouvé, le Narrateur d’À la recherche du temps perdu commence à bâtir plus qu’une cathédrale. S’il était architecte, il serait le plus fin des contextualistes. Le plus inventif aussi, puisque son appréciation de la lisère autour des choses est la conséquence de bien des déceptions, les moments où le présent préconçu comme avenir dans le passé n’est pas à la hauteur de ses attentes. La déception détruit les préconceptions, un des fruits les plus délicats de l’imagination, mais pour l’artiste, elle peut être féconde.

Comme la Petite Madeleine est l’étalon contre lequel les autres souvenirs involontaires — eux bien diverses — sont comparés, l’église de Balbec-en-Terre est la plus nette de toutes les déceptions du roman, bien plus nombreuses, elles, que les souvenirs involontaires. Et ce n’est pas pour rien qu’il s’agit d’une déception architecturale, c’est-à-dire une déception de contexte. Cette église que le Narrateur s’est figuré “comme recevant à sa base la dernière écume des vagues soulevées4” en réalité “se dressait sur une place où était l’embranchement de deux lignes de tramways, en face d’un café qui portait, écrit en lettres d’or, le mot “billard”5”.

Plus tard, le Narrateur développera son goût pour la lisière imparfaite des choses, des lieux et surtout des êtres. Il comprendra que la déception, comme le chagrin, peut être bien plus fructueuse que le désir comblé par la réalité (qui d’ailleurs n’arrive presque jamais dans La recherche). L’architecture et la déception vont ensemble chez Proust, quelquefois en elle-même, comme l’église de Balbec, plus souvent comme le théâtre des déceptions de la vie. Dans Le Temps retrouvé, le Narrateur découvre un lien entre la déception et le souvenir involontaire dans le décalage entre le présent et le souvenir qui en fait sens rétrospectivement. Il se rend compte que “je n’avais pu connaître le plaisir à Balbec, pas plus que celui de vivre avec Albertine, lequel ne m’avait été perceptible qu’après coup.6” Donc la déception ouvre la possibilité que son temps (perdu) soit retrouvé un jour dans un autre présent où, chez Proust, les choses se présentent.

Le “beau velours inimitable7” des évocations accumulées autour des choses foisonne dans La recherche, à la fois faisant du temps notre temps — quelque chose d’unique pour chacun — et entravant la partage du temps avec autrui et la perception direct de la réalité: “il y a entre nous et les êtres un liséré de contingences, comme j’avais compris dans mes lectures de Combray qu’il y en a un de perception et qui empêche la mise en contact absolue de la réalité et de l’esprit.8” S’il n’y a qu’une poignée des soulèvements de la mémoire volontaire dans le roman (sauf si on lit chacune des milliers de métaphores comme la trace d’un souvenir involontaire), “le paysage moral9” — étant paysage — est partout. Le paysage moral est cette lisère; la fondation imaginaire des choses, tout ce qu’une chose évoque à un être, comme l’église de Balbec que le Narrateur croit “presque persane10” et au bord de la mer et qui garde ces associations dans son orbite même après qu’elles soient démenties par la réalité. L’omniprésence des paysages moraux suscite bien des déceptions quand la réalité ne les ressemble pas mais cette constellation autour des choses est aussi le lieu de notre subjectivité, il fait la particularité du temps dont les êtres sont faits dans l’univers proustien: “D’ailleurs, au souvenir des heures même purement naturelles s’ajouterait forcément le paysage moral qui en fait quelque chose d’unique.11” Sans contexte la vie, comme l’architecture, est bien fade.

Dans le roman il y a mémoire involontaire et volontaire et il y a déception et désespoir. Le découragement total arrive au Narrateur quand les choses ne sont qu’elles mêmes; le paysage morale se fane. Se promenant seul au Bois de Boulogne à la fin de Du côté de chez Swann, le Narrateur pense que “La réalité que j’avais connue n’existait plus12” (obligé de conclure un volume qu’il a voulu plus long, Proust a expliqué dans une lettre à Jacques Rivière que la conclusion de Swann était provisoire, “le contraire de ma conclusion. Elle est une étape, d’apparence subjective et dilettante, vers la plus objective et croyante des conclusions.13”) Le Narrateur aborde le même vide en lisant les descriptions purement matérielles des frères Goncourt dans Le Temps retrouvé (qui provoque deux questions existentielles à la fois — ce n’est que ça la littérature? et ce n’est que ça la vie?), en regardant les arbres demi-ensoleillés à côte de son train dans le même volume (“Arbres, pensai-je, vous n’avez plus rien à me dire14”) et à Venise, genre de détresse un peu différent comme nous verrons tout à l’heure.

(Et que serait le paysage moral dans l’architecture? Comment imaginer un bâtiment comme “le centre générateur d’une immense construction15” morale? On enrichit davantage des lieux déjà riches (et vide l’architecture nul pour nuls) en y ajoutant cette lisère temporelle, dans le sens du temps qui passe et du temps qu’il fait. Dans Sodome et Gomorrhe, lorsqu’il visite l’église de Marcouville-l’Orgueilleuse avec Albertine, le Narrateur se rend compte de la contradiction entre le bon goût architectural romantico-impressionniste qui exige qu’il n’aime pas cette église “moitié restaurée” et sa beauté dans l’instant, illuminée par le couchant. Il se demande “pourquoi ce fétichisme attaché à la valeur architecturale objective, sans tenir compte de la transfiguration de l’église dans le couchant?16” C’est ainsi que nous rencontrons l’architecture; comme le Narrateur qui a du mal à se rappeler dans l’Albertine qu’il emprisonne (et qui l’emprisonne) le souvenir de la jeune fille sur la plage de Balbec, “mince comme une silhouette profilée sur le flot17”, notre perception des lieux n’est jamais indépendante du temps qu’il fait, des gens qui nous accompagnent, de notre avis sur Le Corbusier, de notre digestion, bref, de tout le travail combiné et contradictoire de notre instinct et de notre intelligence. Comme dans La recherche tout le monde souvient plus ou moins bien si quelqu’un était dreyfusard ou antidreyfusard ou le premier avant de devenir le dernier, le paysage moral de l’architecture et des lieux a son côté publique dans la forme d’une conscience collective. Tout le monde sait ce que veut dire ‘grassy knoll,’ mais autres évocations moins connues créent une sorte de patrimoine privé qui enrichit l’esprit des lieux. Peu de bâtiments sont si mornes que Penn Station à New York, mais sa tristesse gagne au moins un peu de distinction quand on souvient que son prédécesseur était une des plus belles gares du monde et que Louis Kahn est mort là-bas. L’opéra de Sydney fait rêver davantage parce que son inachèvement, ou achèvement bien imparfait, le rapproche aux cathédrales (“Combien de grandes cathédrales restent inachevées!18”). C’est la même chose avec La Splendeur des Amberson (1942). Un film taré avec quelques moments de beauté déchirante souvent provoque la mémoire et l’imagination plus qu’un Citizen Kane, comme une église de Marcouville-l’Orgueilleuse par rapport à Notre-Dame de Paris. Dans la ville, il faut des plis, il faut de la texture, il faut que l’architecture appartient au temps. Quelle différence entre une architecture qui soutient le poids de nos paysages morales et une architecture trop glissante pour que nos rêves puissent y coller.)

Le plus grand et le plus touffu des paysages moraux étend autour d’Albertine, la “grande déesse du Temps19” que le Narrateur ne peut que caresser l’étui. Albertine, en étant résolument ambiguë — pauvre mais bourgeoise, ni du côté de Méséglise, ni du côté de Guermantes, ni peut-être de Gomorrhe — laisse beaucoup de place au paysage moral. Elle provoque une des plus belles images de cette idée: “Albertine n’était, comme une pierre autour de laquelle il a neigé, que le centre générateur d’une immense construction qui passait par le plan de mon coeur.20” Le paysage moral, comme Notre-Dame qui présente des crans pour que Quasimodo puisse y grimper, crée le sol dans laquelle les grains de souvenir involontaire peuvent germer (et même en mourant enrichir le sol). À la fin du Temps retrouvé, lorsque tant des fils pendants sont noués autour du Narrateur, le paysage morale et la mémoire involontaire sont enfin unis dans une métaphore immense:

Pour les femmes que j’avais connues, ce paysage était au moins double. Chacune s’élevait, à un point différent de ma vie, dressée comme une divinité protectrice et locale, d’abord au milieu d’un de ces paysages rêvés dont la juxtaposition quadrillait ma vie et où je m’étais attaché à l’imaginer, ensuite vue du côté du souvenir, entourée des sites où je l’avais connue et qu’elle me rappelait, y restant attachée, car si notre vie est vagabonde notre mémoire est sédentaire, et nous avons beau nous élancer sans trêve, nos souvenirs, eux, rivés aux lieux dont nous nous détachons, continuent à y combiner leur vie casanière, comme ces amis momentanés que le voyageur s’était faits dans une ville et qu’il est obligé d’abandonner quand il la quitte, parce que c’est là qu’eux, qui ne partent pas, finiront leur journée et leur vie comme s’il était là encore, au pied de l’église, devant le port et sous les arbres du cours.21

La maison de tante Léonie

C’est le goût de la petite madeleine trempée dans un tilleul qui bâtit Combray, qui le déplie comme “dans ce jeu où les Japonais s’amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d’eau, de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont ils plongés s’étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables22”. Avant la madeleine Combray est un lieu rappelé de façon volontaire, le Narrateur ne peut se figurer la maison de tante Léonie que comme une sorte de dessin architectural, une coupe verticale: “je n’en revis jamais que cette sorte de pan lumineux, découpé au milieu d’indistinctes ténèbres, pareil à ceux que l’embrasement d’un feu de Bengale ou quelque projection électrique éclairent et sectionnent dans un édifice dont les autres parties restent plongées dans la nuit23”.

La madeleine éclaire le paysage et provoque un deuxième incipit: “Combray, de loin, à dix lieues à la ronde24”. Autour de la maison de tante Léonie, résolument verticale, s’ouvrent les deux côtés de Méséglise et de Guermantes pour lesquels elle est la seule charnière possible. Le souvenir involontaire attisé par la madeleine fait s’épanouir un paysage en trois, et même quatre dimensions. “La psychologie plane” de la désespoir des surfaces cède à une “psychologie dans l’espace25”. Les paysages imaginés et réels de Combray étendent autour de la maison de tante Léonie, leur “divinité protectrice et locale”.

Combray est le lieu de l’enracinement, de la tradition et même de la francité. D’abord il y a la tante Léonie elle-même; à la fois hypocondriaque et malade, elle est littéralement enracinée comme un arbre. Elle “n’avait plus voulu quitter, d’abord Combray, puis à Combray sa maison, puis sa chambre, puis son lit et ne “descendait” plus, toujours couchée dans un état incertain de chagrin, de débilité physique, de maladie, d’idée fixe et de dévotion.26” Comme Combray vu du chemin de fer “n’était qu’une église résumant la ville27” pour tante Léonie sa maison n’est qu’une guérite d’où elle surveille le quartier. Elle est un témoin à la microscope; elle constate les événements les plus infimes, elle prête “à ses moindres sensations une importance extraordinaire28”; elle est même une espèce d’écrivaine à l’état primordial, observatrice sans imagination, culture ou volonté:

Ma tante Léonie, toute confite en dévotion et avec qui j’aurais bien juré que je n’avais pas un seul point commun, mois si passionné de plaisirs, tout différent en apparence de cette maniaque, qui n’en avait jamais connu aucun et disait son chapelet toute la journée, moi qui souffrais de ne pouvoir réaliser une existence littéraire, alors qu’elle avait été la seule personne de la famille qui n’eût pu encore comprendre que lire c’était autre chose que de passer le temps et “s’amuser”, ce qui rendait, même au temps pascal, la lecture permise le dimanche, où toute occupation sérieuse est défendue, afin qu’il soit uniquement sanctifié par la prière.29

Pour cette déesse de l’habitude Combray n’est qu’un lit dans un chambre, pour le Narrateur c’est le univers et son cosmologie.

Pour le Narrateur la maison de tante Léonie est le centre générateur d’un paysage qui la domine, comme un palais de Versailles résolument bourgeois. La tante Léonie semble d’emblée un personnage plutôt caricaturale, mais personne dans La recherche n’est fait ainsi. Soit Mme Verdurin goûtant son croissant anti-migraine en lisant les nouvelles du naufrage du Lusitania, soit le duc de Guermantes niant contre toute évidence la mort du marquis d’Osmond, soit des bévues linguistiques de Françoise ou d’Aimé; leurs moments les plus ridicules augmentent la richesse des personnages proustiens, ils gagnent une espèce de dignité ou même de magnificence (et combien c’est magnifique, étonnant et un peu ridicule que le duc de Guermantes, juché “sur le sommet peu praticable de quatre-vingt-trois années30” soit le monument qui termine l’axe bien courbé de La recherche après trois mille pages.

Pour moquer une personnage il faut en faire une abstraction. Bien que La recherche soit le plus drôle de tous les chefs d’oeuvres, ce qui fait que le roman garde sa grandeur sans perdant sa drôlerie est l’insistance de Proust sur la solidité des choses. C’est avec justesse que les grands proustiens ont tendance de parler des choses dans le roman exactement comme ils sont décrites par Proust, comme les points de repère sur un long voyage. Les noms des choses sont les premières esquisses de leurs paysages moraux. Les souliers rouges de la duchesse de Guermantes, les aubépines de Tansonville, le petit pan de mur jaune; ces choses gardent leur lieu d’origine — leur Combray — dans le roman comme des “étoiles” d’où dardent des chemins dans une forêt. C’est ainsi qu’ils sont si inoubliable. On peut en faire des lectures diverses, y trouver des symboles, et ils seraient plus ou moins bene trovati, mais au-delà de leur signification pour nous, pour Proust ou pour le Narrateur, les aubépines, les souliers rouges et le petit pan de mur jaune restent ancrés dans le temps et dans l’espace du roman. C’est ainsi que les choses, les lieux et les personnages maintiennent à la fois leur “centre générateur” et leur capacité d’être capitonnés par la neige de ce que ce centre évoque dans le temps.

La méfiance des symboles isolés de leurs origines est même partagée par le Narrateur. En discutant avec Charlus le bombardement des cathédrales pendant la guerre, le Narrateur dit qu’il “adore autant que vous certains symboles. Mais il serait absurde de sacrifier au symbole la réalité qu’il symbolise.31” (Et cette réplique nous rappelle qu’il est plus hardi qu’on ne pense, notre Narrateur. Ceux qui n’ont pas encore lu À la recherche du temps perdu le prennent parfois pour une espèce de malade chétif en frac juché sur un fauteuil au coin d’un salon parisien quand en réalité il est le type qui piétine le chapeau haute de forme de M. de Charlus et qui dépasse son père comme taquin des snobs en tourmentant la jeune Mme de Cambremer sur Poussin, Degas, Chopin et Debussy. Il embarque dans ce qui reste du faubourg Saint-Germain yeux ouverts et sans le moindre arrivisme, en poursuit seulement de l’approfondissement des noms qui le fait rêver, des “fantômes.” Il faut être bien costaud à subir la déception, la maladie, le deuil, la paresse et le doute sans perdant la finesse qui l’ouvre aux souvenirs involontaires attisés par les pavés inégaux. Le Narrateur chancèle, mais il ne tombe pas.)

La stabilité de Combray comme lieu d’enracinement est mise en question surtout au fil du temps. Dans La recherche le passé est instable, flou, prêt à être bouleversé par le présent. Dans Albertine disparue, Gilberte explique au Narrateur le vrai sens du “geste indécent32” qu’elle lui avait esquissé à Tansonville. À l’époque de “Combray,” “le petit dictionnaire de civilité que je portais en moi ne donnait qu’un seul sens, celui d’une intention insolente33” à ce geste, mais quelque milliers de pages plus tard Gilberte lui raconte qu’elle n’avait “jamais connu un aussi joli petit garçon34” et que son geste obscène était en fait une invitation à s’amuser ensemble parmi les ruines du donjon de Roussainville, lieu d’obscurité et volupté, “terre promise ou maudite35” pour le Narrateur bon enfant de Combray. En racontant cette histoire de son propre point de vue (effet Rashomon) Gilberte déstabilise le passé du Narrateur qui décide de croire, au mois pour l’instant, dans la simplicité des premières intentions, “que la vraie Gilberte, la vraie Albertine, c’étaient peut-être celles qui s’étaient au premier instant livrées dans leur regard, l’une devant la haie d’épines roses, l’autre sur la plage.36” La plage et la haie sont toutes les deux bien réelles, solides, deux jalons dans le temps, mais leur paysages moraux, comme des couches de neige autour d’une pierre impénétrable, sont perpétuellement instables (et ce passé continuellement remodelé par le présent explique peut-être l’enthousiasme de Proust pour l’imparfait).

Plus bouleversant encore (et très drôle) est la révélation dans cette même conversation que les deux côtés de Méséglise et de Guermantes, que le Narrateur a cru si foncièrement séparés qu’on ne sortait pas par la même porte de la maison pour faire l’un que l’autre promenade, sont en fait liés par un chemin de traverse. Comme chez la pavilionneuse de Mon Oncle de Jaques Tati, “tout communique” à la fin de La recherche, et surtout, et de façon très émouvante, dans la personne de la fille de Gilberte qui incarne, unit et donc confond les deux côtés comme — et c’est peut-être la métaphore couronnante du roman — “dans les forêts les “étoiles” des carrefours où viennent converger toutes les routes venues, pour notre vie aussi, des points les plus différents37”. Autrement dit, si Mme Verdurin peut devenir la princesse de Guermantes, tout est possible. Peut-être au fil du temps les couches de neige deviennent si épaisses, remontent à tant d’orages, que les paysages moraux se touchent et deviennent irréductibles, résistant, comme le roman de Proust, tout trame heuristique, comme un paysage résiste un jardin.

Saint-André-des-Champs

Parfois, en se promenant du côté de Méséglise, le mauvaise temps oblige le Narrateur et sa famille de s’abriter “pêle-mêle avec les Saints et les Patriarches de pierre sous le porche de Saint-André-des-Champs. Que cette église était française!38” Cette église reste non pas le symbole, mais l’étalon lapidaire d’une certaine francité dans le roman, un peu comme la mètre étalon installée dans les murs du Senat à Paris.

L’idée de T.S. Eliot que nous pouvons “arrive where we started/And know it for the first time39” est à méfier dans La recherche, au moins dans le sens d’une rentrée physique qui éclaire tout. En revenant à Combray dans Albertine disparue le Narrateur est “désolé de voir combien peu je revivais mes années d’autrefois.40” Il refait ses anciennes promenades avec Gilberte, mais dans la nuit et, grâce au maudit chemin de traverse, les deux côtés sont brouillés à jamais. Le Narrateur doit attendre la fin du Temps retrouvé pour découvrir que Combray existe en lui-même dans la forme de la mémoire involontaire.

Les trois pages de “Combray” où le Narrateur s’abrite sous la porche de Saint-André-des-Champs sont riches de conséquence. Imitant de façon infantile la manie de Swann de trouver les oeuvres d’art dans les passant(e)s, le ressemblance entre église et être

était souvent certifiée par quelque fille des champs, venue comme nous se mettre à couvert et dont la présence, pareille à celle de ces feuillages pariétaires qui ont poussé à côté des feuillages sculptés, semblait destinée à permettre, par une confrontation avec la nature, de juger de la vérité de l’oeuvre d’art.41

En devenant écrivain, le Narrateur renonce les comparaisons trop nettes que Swann — célibataire de l’art — s’amuse à faire (et Antoine Compagnon avait raison dans son cours sur les “Morales de Proust” de noter la sévérité de son renoncement de Swann à la fin du Temps retrouvé; le Narrateur est si sympa que ses quelques moments de méchanceté sont choquants). Entre les mains du Narrateur, Saint-André-des-Champs devient une espèce de Saint-André-des-Temps, portable, une métaphore parfois comique, parfois tout à fait sérieux et souvent les deux à la fois, d’une francité pre-révolutionnaire. La métaphore de Saint-André-des-Champs est clairsemée à travers le roman, revenant une douzaine de fois (elle grâce tous les volumes de La recherche sauf Sodome et Gomorrhe, le pilier central qui soutien et bouleverse à la fois). Dans Le Temps retrouvé, la guerre unit

les Français de Saint-André-des-Champs, seigneurs, bourgeois et serfs respectueux des seigneurs ou révoltés contre les seigneurs, deux divisions également français de la même famille, sous-embranchement Françoise et sous-embranchement Morel, d’où deux flèches se dirigeaient, pour se réunir à nouveau, dans une même direction, qui était la frontière.42

Qui “en est” et qui n’est pas abrité par la porche de Saint-André-des-Champs est une des questions les plus complexe du roman, mais être de Saint-André-des-Champs ne veut pas forcément dire être bon ou être pur. Morel, par exemple, est peut-être le personnage le moins pur du roman.
 La métaphore de Saint-André-des-Champs aboutit à l’histoire des Larivière — “gens réels, qui existent43” — qui est sans doute l’irruption la plus hardie de Proust lui-même dans le roman. Pour une paragraphe, Proust devient “moi.” Ici Proust évoque Saint-André-des-Champs sans ironie, mais plus souvent l’église est l’incarnation architecturale du “code” de Françoise. Le Narrateur apprécie surtout le langage de Françoise, saupoudré d’erreurs qui rappellent l’origine des mots français qui

ne sont eux-mêmes que des “cuirs” faits par des bouches gauloises qui prononçaient de travers le latin ou le saxon, notre langue n’étant que la prononciation défectueuse de quelques autres. Le génie linguistique à l’état vivant, l’avenir et le passé du français, voilà ce qui eût dû m’intéresser dans les fautes de Françoise.44

La francité de Saint-André-des-Champs n’est pas un troisième côté comme Méséglise ou Guermantes. C’est une couche moins fiable, moins nette dans la comédie humaine de La recherche. Par exemple, les inventions linguistiques d’Aimé, le patron du Grand-Hôtel de Balbec, ont leur génie, mais c’est un génie cosmopolite, moderne. Bloch, lui bien éloigné de Saint-André-des-Champs, change sa façon de parler plusieurs fois dans le roman. La France de Saint-André-des-Champs est pure, confortable, enracinée, mais un tout petit peu bête aussi. Autant que Saint-Loup montre son héroïsme dans la guerre, il garde sa “médiocrité intellectuelle45” jusqu’à la fin et même ne serait pas sans elle si courageux. Saint-André-des-Champs n’est pas l’origine de l’épanouissement artistique.

La cathédrale est une des métaphores les plus fécondes du roman, mais nous, comme Françoise, qui n’a jamais visité Notre-Dame, ne jamais y mettons pied. La cathédrale reste dans le royaume du métaphore lorsque les églises comme Saint-André-des-Champs, figurent dans l’intrigue elle-même. Si la cathédrale est le grand chef d’oeuvre complexe, inachevé mais universel, l’église incarne la particularité locale. Peut-être les seules instants de vrai bonheur que le Narrateur passe avec Albertine sont leurs promenades en auto autour de Balbec, souvent pour visiter des églises normands avec les noms qui font rêver comme

l’église de Saint-Jean-de-la-Haise qui n’est plus fréquentée par personne et est connue de très peu, difficile à se faire indiquer, impossible à découvrir sans être guidé, longue à atteindre sans son isolement, à plus d’une demi-heure de la station d’Épreville, les dernières maisons du village de Quettleholme depuis longtemps passées.46

Bref, pas de gens, plus de jalousie; le seule lieu ou le Narrateur peut se sentir à son aise auprès d’Albertine.

Pour l’artiste qui cherche le silence qu’il faut pour bâtir son oeuvre, même s’il ne se croit pas encore artiste, une église cachée quelque part en Normandie est davantage propice qu’une cathédrale qui porte déjà le poids de son sens, un paysage moral figé et partagé avec la foule. Le parcours tortueux qu’il faut suivre pour aborder Saint-Jean-de-la-Haise (ou mieux encore l’église de Carqueville “toute cachée sous son vieux lierre47” — une métaphore pour le paysage moral tout aussi géniale que la pierre sous la neige) est celui que l’écrivain doit suivre en deux directions, d’abord le souvenir du passé qui éclore dans le présent, puis le travail fait en partie par l’intelligence d’en faire oeuvre. On remonte au moment de s’abriter sous la porche de Saint-André-des-Champs et puis cette église ô combien française s’explose dans le temps pour renaître comme métaphore.

Le Grand-Hôtel de Balbec

Le Grand-Hôtel de Balbec est l’anti-Combray. C’est le lieu où, sans racines, le Narrateur est obligé de tisser ses propres liens avec les autres. C’est le lieu de l’ambiguité et de la modernité. Au Grand-Hôtel (ou à la Grand-Hôtel, comme Françoise qui “ne réclamait qu’un droit de citoyen, celui de ne pas prononcer comme nous et de maintenir qu’hôtel, été et air étaient du genre féminin48” dirait), hôtel, été et air il y en a. Et verre, ascenseur, auto, photo, avion, tramway, impressionnisme, sport, et jeunes filles ni du côté de Méséglise, ni — surtout pas — du côté de Guermantes. À Combray, l’enracinement rend tout unique, fait exprès pour ceux qui en sont; les traditions familiales impriment leur ADN dans le temps et dans l’espace — toute la famille du Narrateur sait que le samedi on dine à onze heures au lieu de midi pour permettre à Françoise d’aller au marché. À Balbec, l’hôtel, soit luxe, n’est pas lui-même unique; il y a d’autres plus ou moins pareilles à Nice, Monte-Carlo, Deauville ou Dinard et la circulation des figurants — qui s’occupent des métiers résolument moderne comme “le lift” — entre les différents hôtels fait de leurs interactions avec la clientèle quelque chose de reproductible comme une cliché photographique, l’inverse des rapports familiaux de Combray.

Le Narrateur fraye son propre chemin quand même. La différence entre l’adolescent déçu d’avoir trouvé un bureau d’omnibus où il a attendu une église “presque persane” et le jeune homme qui connait tout le monde dans le “petit chemin de fer d’intérêt local” à la fin de Sodome et Gomorrhe témoigne un personnage qui a appris les règles du jeu même si ses rapports avec les gens de Balbec, et surtout Albertine, restent toujours instables. Il s’adapte, le Narrateur. Il ne reste pas figé dans le temps. Les traductions anglaises du titre du roman, In Search of Lost Time et le caduc Remembrance of Things Past impliquent une nostalgie qui n’est pas présent dans le rapport proustien au temps. C’est possible de tisser un paysage moral autour d’un avion autant qu’une vieille église en lierre; le premier apprécié sans futurisme, la dernière sans ‘c’était mieux avantisme.’

Le Narrateur trouve sa place dans ce théâtre de la modernité mais ça lui coute cher. Dès son premier séjour à Balbec, “la race de Combray, la race d’où sortaient des êtres absolument intacts comme ma grand-mère et ma mère, semble presque éteinte49”. Au lieu de cette race de deux, la mère et la grand-mère que le Narrateur regrette tant d’avoir déçu en n’étant pas à la hauteur de ce qu’il imagine être leurs attentes, on a le quatuor impur de Saint-Loup, Charlus, Bloch et Albertine. L’introduction de Saint-Loup est une illustration parfaite du constat du Narrateur dans Albertine disparue qu’il “n’y a pas une idée qui ne porte en elle sa réfutation possible, un mot le mot contraire.50” Au début, Saint-Loup brille comme un deuxième soleil qui, paradoxalement, absorbe ses rayons:

Une après-midi de grande chaleur j’étais dans la salle à manger de l’hôtel qu’on avait laissée à demi dans l’obscurité pour la protéger du soleil en tirant des rideaux qu’il jaunissait et qui par leurs interstices laissaient clignoter le bleu de la mer, quand dans la travée centrale qui allait de la plage à la route, je vis, grand, mince, le cou dégagé, la tête haute et fièrement portée, passer un jeune homme aux yeux pénétrants et dont la peau était aussi blonde et les cheveux aussi dorés que s’ils avaient absorbé touts les rayons du soleil.51

Bref, il est magnifique, ce mec — la ‘Splendeur des Guermantes’ incarnée, si éblouissant que Proust renverse les mots “blonde” et “dorés” de leurs positions attendues, un exemple parmi tant où l’impression précède l’intelligence, l’effet la cause. Mais au même temps Saint-Loup est accaparant; il semble ‘absorber’ le soleil. Juste après, leur introduction est inexplicablement froid mais par la suite il devient “le plus amiable, le plus prévenant jeune homme que j’eusse jamais rencontré.52” Malgré son “naturel” que la grand-mère du Narrateur “adorait”, Saint-Loup ne peut pas cacher sa complexité: une “bonté incessant53”, une vigilance “presque excessive,54” “la peau trop fine de ses joues laissait transparaître une vive rougeur, ses yeux reflétaient la confusion et la joie55”. Saint-Loup est peut-être le personnage le plus tendu, le plus frénétique de La recherche. Charlus est également contradictoire, Albertine d’une profondeur bien plus insondable, mais le premier a plus d’envergure et la seconde plus de tranquillité. Saint-Loup est mince et enfin il explose, devenant lors de sa dernière apparition dans Le Temps retrouvé, sortant de l’hôtel de Jupien quelques jours avant sa mort au front, une étincelle plus qu’un homme:

Quelque chose pourtant me frappa qui n’était pas sa figure que je ne voyais pas, ni son uniforme dissimulé dans une grande houppelande, mais la disproportion extraordinaire entre le nombre de points différents par où passa son corps et le petit nombre de secondes pendant lesquelles cette sortie, qui avait l’air de la sortie tentée par un assiégé, s’exécuta. De sorte que je pensai, si je ne le reconnus pas formellement — je ne dirai pas même à la tournure, ni à la sveltesse, ni à l’allure, ni à la vélocité de Saint-Loup — mais à l’espèce d’ubiquité qui lui était si spéciale.56

Albertine apparaît avec la même abstraction, la même vitesse sur la plage de Balbec. Le Narrateur attend sa grand-mère quand

presque encore à l’extrémité de la digue où elles faisaient mouvoir une tache singulière, je vis s’avancer cinq ou six fillettes, aussi différentes, par l’aspect et par les façons, de toutes les personnes auxquelles on était accoutumé à Balbec, qu’aurait pu l’être, débarquée on ne sait d’où, une bande de mouettes qui exécute à pas comptés sur la plage — les retardataires rattrapant les autres en voletant — une promenade dont le but semble aussi obscur aux baigneurs qu’elles ne paraissent pas voir, que clairement déterminé pour leur esprit d’oiseaux.57

Gilberte avait raison dans Du côté de chez Swann: Albertine est “fast” (Saint-Loup arrive comme un rayon de soleil et part comme un clin d’oeil, Albertine arrive dans une tache et part dans la foule derrière le vitrage qui sépare la digue de Balbec de la salle à manger du Grand-Hôtel où, après sa mort, le Narrateur l’imagine parmi “les petites bourgeoises jalouses de ce luxe nouveau à Balbec58”). Dès qu’il la voit sur la plage, le Narrateur semble subir une espèce de principe d’incertitude de Heisenberg à son égard. Elle sort d’une “tache” de “cinq ou six fillettes”; elle a des yeux tantôt noirs, tantôt bleus et quand elle meurt elle laisse un passé aussi incertain que l’avenir; cette incertitude réside-t-elle dans celui qui regard ou celle qui est regardé?

Albertine requiert une autre façon de voir, loin des certitudes de Combray, et c’est Elstir, le peintre de La recherche, impressionniste jusqu’au bout des orteils, qui commence à la lui apprendre. D’emblée le Narrateur ne veut pas visiter l’atelier d’Elstir que parce qu’il connaît les jeunes filles. Qu’il est sage, Elstir! C’est lui qui apprend qui Narrateur que l’artiste moderne doit faire son miel des roses et des mauvaises herbes, de haut et de bas, d’instinct — d’impression — et d’intelligence. Dans son atelier, une espèce de McMansion (“peut-être la plus somptueusement laide59” des villas de Balbec), Elstir explique au Narrateur que la porche de l’église de Balbec n’est pas une déception mais “la plus belle Bible historiée que le peuple ait jamais pu lire60” (et c’est même “chouette”). Dans ce cas là il isole la porche de son contexte impur, mais Elstir est également un poète de l’ordinaire qui y suit une démarche plus sophistiquée qu’une simple flânerie parmi les objets et les lieux modernes ou banals; il peut voir des merveilles dans les gens qui semble entièrement sans éclat. Miss Sacripant, son portrait d’Odette comme jeune cocotte, dépeint “une jeune femme pas jolie, mais d’un type curieux61”. Cette aquarelle fascine le Narrateur même avant qu’il se rend compte que “Miss Sacripant” est en fait Odette, “la dame en rose,” l’amour de Swann, la future Mme de Forcheville. Plus tard le Narrateur fera une distinction entre les peintres mondaines qui peignent les portraits des plus grands aristocrates de leur temps et les modernistes comme Elstir qui font leurs chefs d’oeuvres de la bourgeoisie la plus banale. Dans Le Temps retrouvé, c’est Elstir qui est touché par la mort de M. Verdurin (un des personnages les moins agréables du roman) dans lequel il voit disparaître “un des derniers vestiges du cadre social, du cadre périssable62” de son art. Pour Elstir M. Verdurin nourrissait un paysage moral invisible aux autres. Et Elstir à raison (ce devis ferait un bon t-shirt: ELSTIR À RAISON) sur le plan historique autant qu’esthétique; c’est la mort de M. Verdurin qui rend possible le plus grand bouleversement social du roman — la transformation de Mme Verdurin en Princesse de Guermantes.

Elstir voit le paysage de façon unique aussi. Son truc, c’est de peindre des métaphores, l’exemple le plus net étant son tableau du port de Carquethuit dont il supprime toute distinction entre mer et terre pour fixer l’impression d’un des “rares moments où l’on voit la nature telle qu’elle est, poétiquement, c’était de ceux-là qu’était fait l’oeuvre d’Elstir.63” La version littéraire de cette démarche est partout dans La recherche, par exemple vers la fin de La Prisonnière quand auprès d’Albertine dans une voiture le Narrateur sent “de nouveau la nostalgie de ma liberté perdue en entendant un bruit que je ne reconnus pas d’abord et que ma grand-mère eût, lui aussi, tant aimé. C’était comme le bourdonnement d’une guêpe. ‘Tiens, me dit Albertine, il y a un aéroplane, il est très haut, très haut.64’” Dans ces moments “tout est affaire de chronologie.” Comme Chez Elstir mer et terre sont confondus pour mieux fixer une impression fugitive, dans le cas de l’aéroplane cause et effet sont inversés; le sentiment précède la métaphore qui précède la réalité. Proust est inverse d’un écrivain qui pense à une aéroplane dans le ciel et se dit ‘ah bon, elle est comme une espèce de mouche, non…de…de guêpe!’ Cette métaphore de Proust gagne sa solidité et sa poésie dans le temps; elle porte une espèce de metadata qui lie un moment dans le présent du roman (l’aéroplane ici maintenant) à un moment passé (l’aéroplane qui à la Raspelière a fait cabrer son cheval) qui lui est aussi enrichi rétrospectivement.

L’instinct et le souvenir involontaire qui suscitent ces moments sont suprêmes dans La recherche (“de génie, c’est-à-dire d’instinct65”), mais l’intelligence a son rôle a jouer aussi; c’est l’intelligence formidable d’Elstir qui lui permet de fixer sur la toile les impressions recueillies par son instinct. L’instinct amène l’idée mais l’intelligence en fait une démarche. Quelques pages avant l’épisode de l’aéroplane cité ci-dessus, le Narrateur et Albertine ont leur célèbre conversation sur la littérature dans laquelle le Narrateur observe “que Mme de Sévigné, comme Elstir, comme Dostoïevski, au lieu de présenter les choses dans l’ordre logique, c’est à dire en commençant part la cause, nous montre d’abord l’effet, l’illusion qui nous frappe.66” Ces grands moments de l’intelligence, de limpidité intellectuelle, sont assez rares dans le roman, plus rares peut-être que les souvenirs involontaires. Il y a la conversation avec Elstir dans son atelier, celle avec Albertine sur la littérature et le rapport que le Narrateur trouve entre Vinteuil et Wagner en attendant Albertine et Françoise dans La Prisonnière. Proust se méfie de l’intelligence comme berceau de l’inspiration artistique, mais elle est néanmoins présente en parallèle avec les souvenirs involontaires, leur pendant ou ombre. Proust serait peut-être d’accord avec le personnage de La Collectionneuse (1966) d’Éric Rohmer qui réponde à son camarade qui cherche une oisiveté totale pour mieux penser: “Une idée c’est un flash. On n’a que trois ou quatre idées vraies dans sa vie.” Ces idées sont bien rares dans une vie mais leur rareté les rend à la fois d’autant plus précieuses et d’autant plus inutile à poursuivre de façon consciente. On ne peut que cultiver un paysage propice à la germination de ces leçons de vie. Dans La recherche ces éclats d’intelligence vient au Narrateur comme un “flash,” presque comme une ‘intelligence involontaire’ qui peut-être ne crée rien en elle-même mais qui donne un peu d’ordre — d’architecture — au monde. Comme les impressions fait part l’instinct, les moments d’inspiration intellectuelle sont chacune une petite “étoile” dans une forêt où pour un instant les chemins inattendus se réunissent.

À Balbec, haut et bas s’entremêlent. Frôler l’aristocratie, c’est possible sur la digue. Une journée peut comprendre du sport et des vielles églises; une vie — celle d’Octave — une dissipation qui semble infranchissable et du génie artistique. Elstir sait, et le Narrateur l’apprend de lui, que le snobisme n’a pas de place dans l’art; l’artiste doit arriver au moment dans sa vie où “On a mis de soi-même partout, tout est fécond, tout est dangereux, et on peut faire d’aussi précieuses découvertes que dans les Penseés de Pascal dans une réclame pour un savon.67” Cette ouverture à la culture haute et base sans même y collant ces étiquettes, sans snobisme, est l’apanage d’un monde qui vibre avec le paysage moral, où on cri “zut zut zut zut” devant la beauté, presque la vertu des choses.

(Et cette évocation de Pascal rappelle le célibataire de l’art Swann qui dans “Combray” reproche aux journaux

de nous faire faire attention tous les jours à des choses insignifiantes tandis que nous lisons quatre fois dans notre vie les livres où il y a des choses essentielles. Du moment que nous déchirons fiévreusement chaque matin la bande du journal, alors on devrait changer les choses et mettre dans le journal, moi je ne sais pas, les…Pensées de Pascal!68

Swann, cultivé, intelligent, gentil, comprend le côté Collectionneuse de Rohmer de la vie— la rareté des bonnes idées — et c’est son tragédie à lui non qu’il reste célibataire de l’art mais que ce qu’il manque le fait vivre à côté de lui-même. Il est le type, le collectionneur, qui regarde la ville de son fenêtre, se reposant sur sa mémoire volontaire en se disant “J’ai tout de même vu de belles choses dans ma vie.69” Il n’est pas dupe, il sait que Odette n’était pas son genre et il est assez sage de rire de l’avoir marié, mais il n’aurait jamais dans sa vie écrit “Un amour de Swann”.)

Les gens si peu intacts de Balbec, hauts et bas, tantôt bons, tantôt méchants, créent un climat imprévisible, maritime, où l’équivalent émotionnel de terre devenue mer et de mer devenue terre arrive chaque jour. Et le Narrateur est embarqué parmi eux — pas le choix de rester célibataire de Balbec. Ce sont les gens de Balbec — Saint-Loup, Aimé, Andrée, Morel, le lift, le chauffeur — qui brouilleront le passé d’Albertine, jeune fille intermittente, dans Albertine disparue. Leur travail de déstabilisation va jusqu’au but, le tissu du passé est bien déchiré et pour le Narrateur le temps perdu et le chagrin sont tout à fait réels. Malgré sa lumière cristalline, son beau temps vu à travers ses murs de verre, le Grand-Hôtel de Balbec est un décor de film noir.

L’hôtel de Guermantes

L’architecture est la chorégraphie des murs, c’est-à-dire la mise en scène de la séparation des corps. Dans un désert un écart d’une kilomètre entre deux gens ne les empêchent pas de se voir l’un l’autre, dans une forêt leur séparation dépend de l’épaisseur des arbres, des accidents de terrain. Dès qu’on met un mur dans un paysage, voilà de l’architecture.

C’est ainsi que l’hôtel de Guermantes, où le Narrateur et sa famille s’établissent au début du Côté de Guermantes, est une machine qui fabrique des cloisonnements. Balzac aurait consacré à sa description une paragraphe de plusieurs pages mais Proust, ici comme ailleurs, résiste la description physique sauf où des détails matériaux aident son récit. Le manque de description encyclopédique de l’hôtel, en créent un jeu entre les détails inoubliables (les souliers rouges de la duchesse de Guermantes, le Narrateur pleurant l’absence de Mlle de Stermaria parmi des tapis roulés) et des aspects qui restent indéterminés, flous et donc ouvertes à l’imagination du lecteur-architecte.

Avant d’y arriver le Narrateur se figure l’hôtel dans l’orbite du paysage rêvé autour du nom de Guermantes. Le Narrateur l’imagine “limpide comme son nom, car aucune élément matériel et opaque n’en venait interrompre et aveugler la transparence.70” Comme le salon des Verdurin sera plus tard un ‘moveable feast,’ une essence immatérielle inscrit dans le temps plutôt que l’espace, “Comme l’église ne signifie pas seulement le temple, mais aussi l’assemblée des fidèles, cet hôtel de Guermantes comprenait tous ceux qui partageaient la vie de la duchesse71”.

En réalité l’hôtel est plus opaque, plus solide qu’il n’imaginait, mais son paysage sociale est tout aussi signifiant que son architecture. C’est du vieux Paris ou du “mixed-use” de nos jours, à nous de choisir:

C’était une de ces vieilles demeures comme il en existe peut-être encore et dans lesquelles la cour d’honneur — soit alluvions apportées par le flot montant de la démocratie, soit legs de temps plus anciens où les divers métiers étaient groupés autour de seigneur — avait souvent sur ses côtés des arrière-boutiques, des ateliers, voire quelque échoppe de cordonnier ou de tailleur comme celles qu’on voit accotées aux flancs des cathédrales72.

L’hôtel est donc une enclave médiévale transposée aux beaux quartiers de la Belle Époque. Le rapport entre les espaces — l’appartement de la famille du Narrateur, les autres appartements, la cour, le jardin, le magasin de Jupien — reste flou. Proust ne décrit que les choses qui jouent dans le présent du roman (une démarche qui fait de à La recherche un roman long qui semble court). C’est l’équivalent littéraire du constat que les liens entre des objets, des lieux, des autres et nous même n’existe que dans nous même; un objet a besoin du souffle de paysage moral avant de s’épanouir dans le roman. Les choses existent dans La recherche quand quelque chose se passe autour d’eux, quand elles agissent dans le temps. Simplement exister comme arrière-plan ne suffit pas.

L’indétermination de l’hôtel de Guermantes attise l’imagination du lecteur, qui peut en dessiner sa propre architecture. Et il faut une architecture complexe fait des murs évocateurs. Le “mince” cloison qui sépare les cabinets de toilette d’Albertine et du Narrateur au début de La Prisonnière est à la fois chargée de l’érotisme sans pénétration de leur emprisonnement partagé et du souvenir de l’autre “très mince” cloison entre les chambres de la grand-mère et du Narrateur au Grand-Hôtel de Balbec.

Minces ou épais, grands ou petits, ces murs sont des manifestations à l’échelle humain du “paroi dure73” qui sépare les organes masculins et féminins du vanillier que M. de Bréauté décrit en réponse à l’histoire, peut-être un peu autobiographique, racontée par la duchesse de Guermantes du “bel arbre” dans la cour de l’hôtel qui “mourra sans enfants parce que c’est une espèce très rare dans nos pays. Lui, c’est le vent qui est chargé d’opérer l’union, mais le mur est un peu haut.74” Il ne faudrait que de “le faire abattre de quelques centimètres seulement75” mais dans La recherche une vie peut tourner sur ces quelques centimètres (lorsqu’Albertine dort, il n’est qu’un morceau de tissu qui sépare le Narrateur des lettres dans la poche de son kimono; il résiste à la tentation de les feuilleter, mais pourquoi? à cause de sa crainte? de sa bienséance? qu’aurait changé s’il avait cédé? Et quel différence au passé, présent et futur du Narrateur si la cloison des cloisons — le mur à travers lequel le Narrateur entend la volupté de Charlus et Jupien — avait été un peu plus dense?) Les différences de classe semble enracinées mais les murs de l’hôtel prouve plus ou moins franchissables (peut-être bien plus franchissables que leurs équivalents dans un roman anglais de la même époque). Bien qu’ils vivent sous le même toit que leurs locataires bourgeoises et populaires, les Guermantes contrôlent le degré de séparation entre eux. Ils se cachent et ils se dévoilent: lorsque la mère du Narrateur interdit “regardant dans la cour76”, le duc de Guermantes “tenant tous les locataires pour fermiers, manants, acquéreurs de biens nationaux, dont l’opinion ne compte pas, se faisait la barbe le matin en chemise de nuit à sa fenêtre77”.

La fenêtre joue un rôle même plus conséquent que le mur qu’elle perce. Si l’architecture est une machine qui chorégraphe les murs, la ville est une machine qui multiplie les fenêtres, où on espère qu’il y ait plus de fenêtres qu’êtres. Chaque fenêtre crée sa propre parallaxe de la ville. Les fenêtres, si nombreuses qu’elles semblent interchangeables, sont chacune la fenêtre de quelqu’un, peut-être un duc de Guermantes se rasant devant ses locataires, qui éprouve et qui suscite des sentiments en regardant de sa fenêtre, qui créent un réseau d’évocations — un paysage moral — pour celui qui regard d’en haut comme pour celui qui regarde d’en bas.

Et c’est ainsi qu’un citadin donne du sens à sa ville, en y cueillant ses propres ‘petites perceptions’ (et la subjectivité de ses perceptions est d’autant plus précieuse dans une ville comme Paris ou les perceptions ont tendance de devenir collectives, c’est-à-dire, clichés). Dans La Prisonnière, Brichot partage le fiacre du Narrateur après la soirée Verdurin où Charlus est ‘assassiné’ par la patronne. Devant l’hôtel Guermantes, le Narrateur voit

la fenêtre de la chambre d’Albertine, cette fenêtre autrefois toujours noire le soir quand elle n’habitait pas la maison, que la lumière électrique de l’intérieur, segmentée par les pleins des volets, striait de haut en bas de barres d’or parallèles. Ce grimoire magique, autant il était clair pour moi et dessinait devant mon esprit calme des images précises, toutes proches, et en possession desquelles j’allais entrer tout à l’heure, était invisible pour Brichot resté dans la voiture, presque aveugle, et eût, d’ailleurs, été incompréhensible pour lui, puisque tout autant que les amis qui venaient me voir avant le dîner, quand Albertine était rentrée de promenade, le professeur ignorait qu’une jeune fille, toute à moi, m’attendait dans une chambre voisine de la mienne.78

Un des plaisirs de lire La recherche est de chasser certains mots (impression, intermittence, morgue, paysage, jucher, zut…) à travers ses trois milles pages. Le mot “grimoire” apparaît quatre fois dans le roman, qui est à la fois beaucoup et peu. Lorsqu’il regard la fenêtre d’Albertine, le Narrateur vient d’entendre le septuor de Vinteuil chez les Verdurin où il nous raconte qu’en “passant des années à débrouiller le grimoire laissé par Vinteuil, en établissant la lecture certaine de ces hiéroglyphes inconnues, l’amie de Mlle Vinteuil eut la consolation d’assurer au musicien dont elle avait assombri les dernières années, une gloire immortelle et compensatrice.”79

Comme à “l’étoile” appelée “cloison” on trouve les exemplaires entre la Grand-mère et le Narrateur, le Narrateur et Albertine et Charlus/Jupien et le Narrateur, au carrefour “grimoire” le devoir de l’amie de Mlle Vinteuil rencontre la fenêtre d’Albertine, la jeune fille que le Narrateur a brusquement ramené de Balbec à Paris à cause de sa jalousie de l’amitié réelle ou imaginée entre Albertine et la susdite amie de Mlle Vinteuil. Donc, la calme éprouvée par le Narrateur en regardant la fenêtre d’Albertine, jeune fille “toute à moi,” est bien fragile. D’ailleurs un chemin mène du carrefour grimoire vers Venise, où le Narrateur, comme devant la fenêtre d’Albertine, trouve son propre paysage moral à lui devant la fenêtre de sa mère, un chef d’oeuvre cette fois:

cette fenêtre illustre garde pour moi l’aspect intime d’un homme de génie avec qui nous aurions passé un mois dans une même villégiature, qui y aurait contracté pour nous quelque amitié, et si depuis, chaque fois que je vois le moulage de cette fenêtre dans un musée, je suis obligé de retenir mes larmes, c’est tout simplement parce qu’elle me dit la chose qui peut le plus me toucher: “je me rappelle très bien votre mère.”80

Le mot “grimoire” n’est pas présent ici, sauf d’autant plus fortement par son absence. Le rapprochement assez subtil entre les deux fenêtres d’Albertine et de la mère du Narrateur renforce la comparaison déjà faite entre le baiser de la mère à Combray et celui donné par Albertine chaque soir lors de son emprisonnement à l’hôtel de Guermantes et qui a “un pouvoir d’apaisement tel que je n’en avais pas éprouvé de pareil depuis les soirs lointains de Combray où ma mère penchée sur mon lit venait m’apporter le repos dans un baiser.81” C’est ainsi que les leitmotivs proustiens ne sont jamais entendus en isolation; les métaphores s’enchevêtrent de façon presque spatiale, dans une géométrie en quatre dimensions.

Regarder le monde d’une fenêtre c’est courir le risque de regarder le monde comme une série “d’instantanés” purement matériels. Ce regard se rapproche à la mémoire volontaire dans La recherche. Les choses, les paysages vus d’une fenêtre sont réduits à leurs surfaces, dépouillés de mystère. Lorsque le Narrateur attend l’arrivée des Guermantes pour les demander s’il était ou non invité chez la princesse de Guermantes, il surveille la cour de l’hôtel et les toits du quartier en faisant, volontairement, des fenêtres voisines “une exposition de cent tableaux hollandais juxtaposés82” et puis “un paysage alpestre” peint par Turner ou Elstir. Dans Le Temps retrouvé le Narrateur rappelle ce jour-là comme un moment de souvenir volontaire, c’est-à-dire de faiblesse, où

j’avais paresseusement regardé, à mon choix, tantôt la place de l’Église à Combray, ou la plage de Balbec, comme j’aurais illustré le jour qu’il faisait en feuilletant un cahier d’aquarelles prises dans les divers lieux où j’avais été et où avec un plaisir égoïste de collectionneur, je m’étais dit en cataloguant ainsi les illustrations de ma mémoire: “J’ai tout de même vu de belles choses dans ma vie.”83

Plus mystérieuses, et donc fécondes, sont les nombreuses occasions dans le roman où le monde est tamisé par un rideau. Réduite à sa lumière et quelques sons, la réalité s’abstrait. Dans l’incipit de La Prisonnière, il faut ne pas voir pour voir véritablement: “Dès le matin, la tête encore tournée contre le mur et avant d’avoir vu, au-dessus des grands rideaux de la fenêtre, de quelle nuance était la raie du jour, je savais déjà le temps qu’il faisait.84” Cette expérience d’une ville perçue par un corps éveillant — “un baromètre vivant85” — à travers un rideau est un des plus forts leitmotivs de La Prisonnière (et montre combien le Narrateur est lui aussi prisonnier). Le Narrateur semble sentir la valeur de ces moments; il exerce une petite tyrannie en interdisant toute entrée dans sa chambre avant qu’il sonne le matin et en exigeant que les fenêtres restent fermées la nuit (ce n’est pas pour rien que la ‘déclaration d’indépendance’ de sa prisonnière deux nuits avant sa fuite est “le bruit de la fenêtre d’Albertine qui s’ouvrait violemment86” et qui semble au Narrateur “un présage plus mystérieux et plus funèbre qu’un cri de chouette,87” un présage réalisé peu de temps avant par la mort de cette jeune fille qui a des malles en forme de cercueil).

Si regarder d’une fenêtre n’exerce que le sens de la vue, dès qu’on y met un rideau les autres sens s’éveillent. Le matin, le rideau fermé laisse passer les appels des marchands ambulants devant l’hôtel de Guermantes “qui faisaient penser par moments à la France ecclésiastique d’autrefois.88” De même que l’odeur de la chambre de tante Léonie résume l’ambiguité de l’enracinement à Combray — “des mille odeurs qu’y dégagent les vertus, la sagesse, les habitudes, toute une vie secrète, invisible, surabondante et morale que l’atmosphère y tient en suspens89”— l’odeur de pétrole que le Narrateur sent dans sa chambre le matin de la fuite d’Albertine (probablement émis par sa voiture) lui rappelle que la réclame pour un savon puisse nourrir l’esprit autant que les Pensées de Pascal:

Je sentis son odeur de pétrole. Elle peut sembler regrettable aux délicats (qui sont toujours des matérialistes et à qui elle gâte la campagne), et à certains penseurs, matérialistes à leur manière aussi, qui, croyant à l’importance du fait, s’imaginent que l’homme serait plus heureux, capable d’une poésie plus haute, si ses yeux étaient susceptibles de voir plus de couleurs, ses narines de connaître plus de parfums, travestissement philosophique de l’idée naïve de ceux qui croient que la vie était plus belle quand on portait, au lieu de l’habit noir, de somptueux costumes.90

(Et voilà pourquoi les architectes s’habillent en noir…)

La vue est le sens à méfier dans le roman. Ce n’est pas le sens faible, en revanche la vue est le sens qui — trop fort — menace les autres. La surface des choses est séduisante; la photographie, par exemple, permet la reconnaissance définitive des gens, et plusieurs sont les instances dans le roman où un personnage demande à un autre une photographie à ce but. La mémoire involontaire n’est jamais attisé par la vue seule: la Petite Madeleine est une affaire de goût, le Narrateur regard les clochers de Martinville, mais en mouvement, et les trois arbres de Hudimesnil sont eux aussi vus en travelling, le Narrateur se rend compte de la mort de sa grand-mère en faisant le mouvement d’ôter ses bottes, il bute contre les pavés inégaux, il entend “cogner une cuiller contre une assiette91” et il sent la pesanteur de la serviette empesée. Le souvenir involontaire peut arriver n’importe où, n’importe quand, mais il vaut mieux garder les rideaux fermés que les yeux écarquillés et la bouche béante.

Le palais de Trocadéro

Il vaut mieux les rideaux fermés contre Paris en particulier. Bien que la plupart du roman s’y déroule, la capitale est étrangement absente; sa présence est estompée, comme si le Narrateur veut garder sa distance d’une ville trop familière, trop figée par ses propres habitudes et une mythologie déjà imaginée par les autres. Avec l’exception de sa promenade dans le Paris menacé de 1916, le Narrateur n’est pas flâneur. Il se déambule dans la campagne, sur la digue de Balbec, mais à Paris il se déplace en voiture la plupart du temps. Quand il marche dans les rues de Paris, c’est en général vers un but — aller jouer avec Gilberte aux Champs-Élysées, talonner la duchesse de Guermantes. Pour lui, même les Buttes-Chaumont sont si hors de son orbite qu’il les imagine le royaume de Gomorrhe. Comme chez nous tend à devenir presque par définition, pour le Narrateur Paris est la ville de l’habitude.

Les monuments de Paris sont presque absents de La recherche. Guère mention de la tour Eiffel, qui aurait été assez neuve au début de “Combray,” aucune visite au Louvre ni aux expositions universelles, pas de symbolisme bâti autour de Sacre-Coeur, pas de ballade avec Albertine aux berges de la Seine et, plus gravement, aucun souvenir involontaire rappelle Paris. La réalité pesante de Paris — épuisée de merveille par son paysage moral trop partagé — comme celle de Venise, entrave, ou plus précisément complique les efforts de Proust ou du Narrateur d’en faire de Paris un lieu aussi enchanté que Combray, Balbec ou Doncières (et c’est fascinant de constater les instincts Saint-Beuviens des lecteurs de Proust qui, à peine leurs bouquins fermés, précipitent de rapprocher Combray à Illiers, Balbec à Cabourg, de dépouille la géographie du roman de son enchantement).

Comme un voyageur qui s’éloigne des lieux touristiques, à Paris le Narrateur cherche l’ordinaire, le laid, même. Discutant l’architecture avec Albertine dans La Prisonnière, le Narrateur esquisse une ville toujours capable de fasciner, c’est-à-dire pas encore découverte, protégée par un air ordinaire qui exige un travail de l’imagination:

Ce que les vieux quartiers contiennent de poésie a été extrait jusqu’à la dernière goutte, mais certaines maisons nouvellement bâties pour de petits bourgeois cossus, dans des quartiers neufs, où la pierre trop blanche est fraichement sciée, ne déchirent-elles pas l’air torride de midi en juillet, à l’heure où les commerçants reviennent déjeuner dans la banlieue, d’un cri aussi acide que l’odeur des cerises attendant que le déjeuner soit servi dans la salle à manger obscure, où les prismes de verre pour poser les couteaux projettent des feux multicolores et aussi beaux que les verrières de Chartres?92

Puisque notre rapport aux objets est dans nous-même, l’impression est mieux attisée par l’ordinaire, par la réclame pour un savon ou l’odeur de pétrole que par un monument usé par les impressions des autres. Il faut chercher des friches ou aborder les grands monuments à contresens, presque en faisant des erreurs optiques comme Elstir lorsqu’il confond la mer et la terre.

Le palais du Trocadéro (1878).

Le palais du Trocadéro (1878).

Le monument parisien le plus présent dans le roman est le palais du Trocadéro, construit sur la colline de Chaillot pour l’exposition universelle de 1878 et dessiné par Gabriel Davioud et Jules Bourdais. Peut-être c’est son style bigarré (une version monumental de l’appartement d’Odette — elle, explicitement rapprochée à l’exposition de 1878 dans Le Temps retrouvé — avec ses “étoffes orientales, des fils de chapelets turcs, et une grande lanterne japonaise93” et “ses bibelots chinoises des formes “amusantes”94”) est pour le Narrateur un antidote aux monuments modernes qui occupent déjà l’espace ou il veut pratiquer son propre art; le Trocadéro est le genre d‘architecture périmée dès sa naissance qui ne pose aucune concurrence à un artiste moderne qui cherche son inspiration aux lieux démodés. Peut-être il aime la musique de son nom, Troc-a-de-ro. Peut-être sa présence à la fois lapidaire et temporaire lui rappelle son amour pour Albertine. En tout cas, le Trocadéro est lié à l’indépendance d’Albertine. L’événement (ou non-événement) central de La Prisonnière est l’après-midi où le Narrateur envoie et puis, jaloux après avoir appris que Léa, lesbienne bien connue, soit là, rappelle Albertine d’une matinée au Trocadéro. Il passe un après-midi d’incertitude totale jusqu’au moment où il est sûr que Albertine rentre avec Françoise. Il s’en profite de ce petit moment de calme et de solitude pour faire la découverte — une des grandes floraisons de l’intelligence dans le roman — du rapport entre le septuor de Vinteuil et Tristan et Isolde.

Andrea Mantegna, Saint Sébastien, vers 1480, Musée du Louvre

Andrea Mantegna, Saint Sébastien, vers 1480, Musée du Louvre

Très bien, mais on n’est permis qu’un “peu de temps à l’état pur95” dans ce roman. En parallèle avec sa jalousie, le Narrateur est à la fois épaté et inquiété par l’intelligence croissante d’Albertine. Son bon goût commence avec la mode et l’architecture, l’art et la littérature suivent, et la musique — où son goût reste “déplorable” — aurait peut-être développé par la suite. Quand elle reconnaît le Trocadéro dans l’arrière-plan du Saint Sébastien de Mantegna le Narrateur se félicite de reconnaître l’influence de son propre intellect et il est content, mais au même temps Albertine, indépendamment du Narrateur, creusant les profondeurs d’une mystère dont il ne peut que percevoir l’étui, l’enveloppe charnelle. Elle n’est pas artiste mais elle invente son propre style, un style peut-être davantage moderne, davantage instinctif que celui du Narrateur (et le bon goût d’Albertine est une des obstacles à un rapprochement trop calqué entre elle et le Narrateur et l’amour de Swann pour Odette; d’abord Albertine n’est point cocotte et jamais dans sa vie s’extasierait-elle “devant les déjections de Louis-Philipe et devant celles de Viollet-le-Duc!96” comme Odette le fait avec les Verdurin).

Le grand épanouissement d’Albertine est son éloge bizarre et tout à fait génial de la glace dans La Prisonnière. Comme le duc de Guermantes dirait, ‘qu’est ce que vous voulez que je vous dise? Cette jeune fille aime la glace!’ Au moment où le Narrateur doute qu’il soit artiste, Albertine improvise une ville imaginaire de “temples, églises, obélisques, rochers97” de glace (on imagine de la glace moulée en forme de Trocadéro). La réaction du Narrateur — qui, effet précédant cause à la Dostoïevski-de Sévigné, précède le soliloque d’Albertine — est un mélange d’orgueil, d’admiration, et de regret:

Et alors elle me répondit par ces paroles qui me montrèrent en effet combien d’intelligence et de goût latent s’étaient brusquement développés en elle depuis Balbec, par ces paroles du genre de celles qu’elle prétendait dues uniquement à mon influence, à la constante cohabitation avec moi, ces paroles que pourtant je n’aurais jamais dites, comme si quelque défense m’était faite par quelqu’un d’inconnu de jamais user dans la conversation de formes littéraires. Peut-être l’avenir ne devait-il pas être le même pour Albertine et pour moi.98

Ces paroles inattendues d’Albertine forment le pendant charmant du effrayant “j’aime bien mieux que vous me laissez une fois libre pour que j’aille me faire casser…”99 qu’elle laisse échapper plus tard et qui bouleverse l’équilibre fragile de leur cohabitation.

(Dans ces moments où Albertine dépasse ses attentes, le Narrateur, sans rancune, semble presque se demander si c’est Albertine qui soit l’artiste. La recherche finit bien. Le Narrateur se met à écrire mais nous ne savons pas si son oeuvre — et il parle d’oeuvre et de livre plutôt que roman — sera un chef d’oeuvre comme le roman de Proust. Peut-être c’est chez Albertine où réside les grands instincts artistiques.)

La seule véritable flânerie parisienne dans le roman se déroule dans une ville en guerre. Ici, lorsque la guerre accapare les salons, les journaux et les paroles de Charlus, le Narrateur ne peut pas ne pas voir Paris que encadré par la guerre. Ce Paris est à la fois rendu à la nature et l’exotisme. La guerre le “faire regarder le ciel, ver lequel on lève peu les yeux d’habitude”100 et le Trocadéro inspire une impression elstirienne du ciel devenu mer:

Dans toute la partie de la ville que dominent les tours du Trocadéro, le ciel avait l’air d’une immense mer nuance de turquoise qui se retire, laissant déjà émerger toute une ligne légère de rochers noirs, peut-être même de simples filets de pêcheurs alignés les uns après les autres, et qui étaient de petits nuages.101

Le Paris de 1916 est un Paris qui n’existe nulle part ailleurs dans le roman — une ville vulnérable, jamais si belle que quand elle est menacée. Vu à travers le patriotisme sincère du Narrateur, Paris devient pour une fois une ville des monuments, peut-être moins subjective et plus conventionnelle:

Le clair de lune semblait comme un doux magnésium continu permettant de prendre une dernière fois des images nocturnes de ces beaux ensembles comme la Place Vendôme, la place de la Concorde, auxquels l’effroi que j’avais des obus qui allaient peut-être les détruire donnait par contraste, dans leur beauté intacte, une sorte de plénitude, et comme si elles se tendaient en avant, offrant aux coups leurs architectures sans défense.102

Cette promenade nocturne qui culmine au sadisme dans l’hôtel de Jupien (et qui est un peu l’équivalent proustien de l’épisode “Nightttown” dans l’Ulysse de Joyce) est le seule moment dans le roman où le Narrateur s’égare dans la foule. Soit à cause de son patriotisme, sa longue absence de Paris ou sa conversation si troublante avec Charlus le défaitiste, il perd un peu sa subjectivité. Il compare Paris en guerre à Pompeii, mais la métaphore est empruntée à Charlus. Après son voyeurisme à l’hôtel de Jupien, la culmination de toutes les instances de voyeurisme dans le roman, il sort dans un Paris presque obscur. Plus de rêves du ciel, plus de transformations genre Elstir. Dans cette ville au bout de la nuit, les “pompéiens” qui errent dans les rues toujours trop claires pour leurs dessins ne sont que leurs corps — “Quelques-uns même de ces Pompéiens sur qui pleuvait déjà le feu du ciel descendirent dans les couloirs du métro, noirs comme des catacombes.103” Le plaisir purement charnel qu’ils s’y livrent est improvisé, instinctif, presque aussi automatique que le patriotisme en temps de guerre; ce plaisir est dépourvu de culture, c’est à dire dépourvu de paysage moral. Il faut de la lumière pour faire l’image d’Albertine devant la mer, ou de la paysanne s’abritant parmi ses ancêtres lapidaires sous la porche de Saint-André-des-Champs. Si ces images chéries prouvent trompeuses au fil du temps, l’alternative est l’horreur d’un monde où les choses ne sont que les choses, les êtres que leurs corps, les lieux que leurs surfaces.

La Basilique Saint-Marc

Le Narrateur arrive à Venise chargé de presque trois mille pages d’attente; il arrive et trente pages plus tard il part. Si l’attente mène à la déception dans La recherche, est-Venise donc la plus grande déception de toutes?

Le Narrateur aborde cette ville où “il peut y avoir de la beauté, aussi bien que dans les choses les plus humbles, dans les plus précieuses104” et il y voit…Combray. La première impression tue les idées préconçues. Comme beaucoup des autres grandes paragraphes de Proust, la première paragraphe du chapitre III d’Albertine disparue est un petit voyage en elle-même. Elle bouge. La paragraphe commence avec la découverte de Combray à Venise et débouche devant la fenêtre de la mère, une Venise où le Narrateur trouve, ou impose, son propre grimoire intime. Lorsque ses impressions remplacent brusquement ses anticipations et puis ses premières tentatives de comparer Venise aux lieu déjà connus, le Narrateur essaie de protéger l’originalité de son propre regard. Même plus qu’à Paris, où la monumentalité de la ville est émoussée par l’habitude, Venise est accaparante (une ville belle mais accaparante comme Saint-Loup est un personnage bienveillant mais accaparant). Comme New York ne cesse jamais d’être New York (combien il est difficile de prendre un photo de New York qui n’est pas un poncif ou une tentative évidente d’éviter des poncifs), Venise est toujours Venise.

L’analogie que le Narrateur fait entre Combray et Venise est à la fois sa façon d’orienter sa boussole intérieur et d’exprimer sa merveille du simple constat que les gens habitent Venise comme ils habitent Combray. La rue est plus ou moins la même chose sauf qu’à Venise elle est pavée du “bleu splendide de l’eau.105” Le Narrateur est comme un voyageur de nos jours qui se trouve autant d’intérêt dans un supermarché vénitien qu’au piazza San Marco (ou qui réagit au déception du piazza San Marco en se tenant au supermarché). Acheter du savon à Venise aujourd’hui est un petit dépaysement par moyen de l‘ordinaire qui donne au moins l’illusion d’échapper les engouements de la foule; pour le Narrateur “les promenades même rien que pour aller faire des visites ou des courses étaient triples et uniques dans cette Venise où les simples allées et venues mondaines prennent en même temps la forme et le charme d’une visite à un musée et d’une bordée en mer.106

Après la mort d’Albertine, après avoir tant souffert, Le Narrateur qui aborde Venise est bien plus sobre qu’à l’époque d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs lorsque son premier voyage à Venise était annulé. Comme Proust, il fait un travail sur Ruskin. Ses jours sont bien ordonnés, divisés entre la Venise des monuments et la Venise “des humbles campi, des petits rii abandonnés107” ou il erre “à la recherche des Vénitiennes.108” Bien que ses descriptions de Venise sont souvent éblouissantes, sa perception de la ville et son art n’est jamais pure, n’est jamais la rêverie solitaire qu’il a anticipé. Il y a tant de petites complications — la présence de Mme Sazerat de Combray, de Mme de Villeparisis et M. de Norpois, son désir pour la légendaire femme de chambre de la baronne de Putbus, la bizarre télégramme brouillée qui semble annoncer la résurrection d’Albertine. Venise n’est pas une déception comme les autres. Pendant tout le roman le Narrateur se figure Venise comme une ville à part, et superficiellement c’est ainsi; son voyage à Venise est la seule sortie extra-hexagonale du roman et le chapitre III d’Albertine disparue est presque une petite nouvelle à part, comme “Un amour de Swann”, mais si le Narrateur voulait trouver l’essence de Venise, le pierre sans sa neige d’évocations accumulées, il trouve au contraire un contexte bien plus épais qu’il n’a anticipé. Il y a d’abord la difficulté voir l’impossibilité de percevoir Venise hors du cadre analogique — c’est comme Combray, il y a des visites mondaines, comme à Paris, il y voit même la nature, peut-être en hommage à sa grand-mère absente, quand les palais du Grand Canal apparaissent “comme une chaîne de falaises de marbre109”.

À Venise le Narrateur découvre que l’expérience de l’art n’est jamais pure. Cette contamination de l’art par la vie est plus personnelle, moins volontaire, moins bavarde qu’il n’est chez Swann, qui fait du sonate de Vinteuil “l’hymne national” de son amour pour Odette et qui s’amuse de voir la Charité de Giotto dans la fille de cuisine de Françoise. La présence de sa mère (et sa grand-mère absente) est inséparable de son expérience de la Basilique de Saint-Marc. Le Narrateur ne reconnaît pas la valeur de ce partage dans le moment, mais il se projette vers l’avenir pour dire “Aujourd’hui je suis au moins sûr que le plaisir existe sinon de voir, du moins d’avoir vu une belle chose avec avec une certaine personne.110” La présence de sa mère et son deuil permanent pour la grand-mère, donne de l’épaisseur à cette visite à Saint-Marc pour en faire un présent (et par la suite un souvenir) unique, subjectif et accessible à la mémoire involontaire:

il ne m’est pas indifférent que dans cette fraîche pénombre, à côté de moi il y eût une femme drapée dans son deuil avec la ferveur respectueuse et enthousiaste de la femme âgée qu’on voit à Venise dans la Saint Ursule de Carpaccio, et que cette femme aux joues rouges, aux yeux tristes, dans ses voiles noirs, et que rien ne pourra plus jamais faire sortir pour moi de ce sanctuaire doucement éclairé de Saint-Marc, où je suis sûr de la retrouver parce qu’elle y a sa place réservée et immuable comme une mosaïque, ce soit ma mère.111

Voilà une justification pour la manie du Narrateur à faire des comparaisons entre Venise et Combray ou à incarner sa mère dans sa fenêtre ou dans les mosaïques de Saint-Marc. C’est une aide-mémoire involontaire (et peut-être pour nous un plaidoyer pour une architecture des musées assez expressive pour servir, comme la mère du Narrateur, de compagnon mémorable à l’art et à notre expérience). L’autre rend collant le temps, propice aux souvenirs, comme dans Star Trek certaines régions de l’espace donne naissance aux wormholes. Après tout, le paysage moral n’est que la contamination d’une chose par ses évocations. C’est peut-être ce paysage moral autour de la visite à Saint-Marc qui la rend féconde à la mémoire involontaire lors de l’épisode des pavés inégaux chez la princesse de Guermantes. L’art seul ne provoque aucune souvenir involontaire dans La recherche; il faut de l’épaisseur, il faut du contexte, il faut du paysage moral, il faute que la neige tombe autour de la pierre et que ça colle.

Les tentatives du Narrateur, peut-être inconscientes, de protéger la subjectivité de son voyage à Venise deviennent assez radicales vers la fin du chapitre. D’abord il y a “la belle place exilée112” dans laquelle le Narrateur débouche un soir en errant dans les plus étroits des calli où “Un vaste et somptueux campo à qui je n’eusse assurément pas, dans ce réseau de petites rues, pu deviner cette importance, ni même trouver une place, s’étendait devant moi, entouré de charmants palais, pâle de clair de lune.” Ici l’urbanisme est l’inverse des grands axes parisiens, les avenues et boulevards percés pour communiquer, pour faire circuler la trafique en ligne droite; ce campo est l’urbanisme proustien, l’urbanisme des cathédrales côtoyées de petites commerces, des deux côtés de Combray qui tracent dans le paysage un grimoire subjectif. Les rues de cet urbanisme connectent, mais par des voies étroites qui détournent de leur but en le poursuivant. Le campo segreto du Narrateur:

était un de ces ensembles architecturaux vers lesquels dans une autre ville les rues se dirigent, vous conduisent et le désignent. Ici, il semblait exprès caché dans un entrecroisement de ruelles, comme ces palais des contes orientaux où on mène la nuit un personnage qui ramené chez lui avant le jour, ne doit pas pouvoir retrouver la demeure magique où il finit par croire qu’il n’est allé qu’en rêve.113

Et c’est exactement ce que croit le Narrateur quand le lendemain, comme dérouté par quelque “mauvais génie114” de la ville, il ne peut pas retrouver son campo:

Et comme il n’y a pas entre le souvenir d’un rêve et le souvenir d’une réalité de grandes différences, je finissais par me demander si ce n’était pas pendant mon sommeil que s’était produit, dans un sombre morceau de cristallisation vénitienne, cet étrange flottement qui offrait une vaste place entourée de palais romantiques à la méditation prolongée du clair de lune.115

Cacher un quartier de Venise si secret, si subjectif qu’il n’existe que dans des Mille et Une Nuits comme rêvées par le Narrateur est une façon assez drastique de garder sa Venise à lui (et qui n’est pas déçu en lisant quelque mièvrerie sur Venise dans un journal de voir mis à nu ses propres lieux ‘secrets’?).

“Et comme il n’y a pas entre le souvenir d’un rêve et le souvenir d’une réalité de grandes différences” peut être la devise d’Albertine disparue. Au delà du sujet d’architecture dans À la recherche du temps perdu, il y a l’architecture, presque l’urbanisme (où sont les mauvais quartiers?) du roman lui-même. Quoique les divisions entre les volumes, et en particulier entre Du côté de chez Swann et À l’ombre des jeunes filles en fleurs, sont la conséquence des contraints matériaux, chaque volume a sa propre saveur, son propre paysage. Albertine disparue, d’emblée un chemin de traverse entre La Prisonnière — avec son histoire racontée en plusieurs ‘jours‘ menant à un dénouement dramatique — et Le Temps retrouvé, lui aussi assez nettement construit (bien que la coupure entre Albertine disparue et le dernier volume n’est pas indiqué dans le manuscrit de Proust). En fait, Albertine disparue montre une grande unité de thème; c’est le roman qui montre “du peu qu’est la réalité pour nous.116” Jean-Luc Godard, dans une humeur existentialiste, a dit que l’important est de se souvient qu’on existe, et Albertine disparue est le moment où l’existence du Narrateur est la plus floue, la moins intacte, la moins enracinée. C’est du début à la fin un festival de confusion et de flux. Un campo vénitien peut être rêvé; un amour peut brûler pour une passante (“Mlle d’Éporcheville”) que le Narrateur croit la femme de chambre de Mme de Putbus (“Mlle de l’Orgeville”) qu’il ne connaît que par les histoires de Saint-Loup et qui est en fait Mlle de Forcheville, c’est-à-dire Gilberte; une télégramme qui semble annoncer la résurrection d’Albertine à cause d’une mauvaise lecture d’une écriture mal transmis; l’article du Narrateur enfin paru dans Le Figaro qu’il croit d’abord écrit par un autre et surtout Albertine disparue est l’histoire d’un mauvais Sherlock Holmes qui se brouille définitivement en recherchant l’histoire d’une jeune fille morte avant qu’il peut la tutoyer. La incertitude est si répandue dans ce volume que le passé devient moins clair le plus qu’on le recherche.

C’est peut-être le poids du dépaysement perpétuel de ce volume qui pèse sur le Narrateur à la fin de son voyage à Venise lorsqu’il se fige à la terrasse de son hôtel, écoutant Sole Mio. Dans un roman si plein d’attente dictée par les circonstances hors de son contrôle, l’épisode Sole Mio — toute aussi drôle que déchirante — est une attente volontaire. Sa mère étant partie pout la gare avec ses malles, le Narrateur tente à ‘run out the clock’ en se forçant d’écouter l’interminable chanson napolitaine. Il se ment sciemment: “Je sentais bien qu’en réalité, c’était la résolution de ne pas partir que je prenais par le fait de rester là sans bouger; mais me dire: “je ne pars pas”, qui ne m’était pas possible sous cette forme directe, me le devenait sous cette autre: “Je vais entendre encore une phrase de Sole Mio117”. Le Narrateur manipule la durée du présent pour le faire adhérer à la mesure entièrement factice et tout à fait perverse du durée — vraisemblablement infinie — de Sole Mio. Pire encore, sa décision de suivre sa mère, de quitter Venise est déjà prise par lui-même à son insu: il reste “sans décision apparente; sans doute à ces moments-là elle est déjà prise118”. Quand le jeune Narrateur prend ses adieux aux aubépines vers la fin de “Combray,” le moment est aussi drôle et émouvant, mais à Venise le Narrateur n’est plus dupe de ses propres émotions. Une des conséquences du temps qui passe est qu’il sait que ce qui se passe dans la réalité matérielle — un homme écoutant Sole Mio sur une terrasse vénitienne — n’a rien à voir avec sa propre réalité subjective à lui.

La question du début — est Venise une déception? — trouve ici sa réponse. Bien que l’enthousiasme débordant du jeune aubépinist de Combray soit disparu, peut-être à jamais (pas de “zut zut zut zut!” à Venise), jusqu’à ce moment il s’amuse bien à Venise. En écoutant Sole Mio le Narrateur fait de Venise sa propre déception. Pour la première fois dans le roman, la déception est volontaire. Il assassine Venise (un crime que le voyageur de nos jours peut faire en exactement la même façon que le Narrateur et en regardant des énormes réclames pour des produits de luxe mondiaux pour accélérer le procès). Le Narrateur crée un de ces moments de désespoir où les choses sont réduites à leurs matériaux, comme au bois de Boulogne à la fin du Côté de chez Swann, comme les arbres ensoleillés auprès du chemin de fer qui n’ont “plus rien à me dire” ou le découragement provoqué par la pastiche Goncourt dans Le Temps retrouvé. Au revoir paysage moral:

Les choses m’était devenues étrangères, je n’avais plus assez de calme pour sortir de mon coeur palpitant et introduire en elles quelque stabilité. La ville que j’avais devant moi avait cessée d’être Venise. Sa personnalité, son nom, me semblaient comme des fictions menteuses que je n’avais plus le courage d’inculquer aux pierres. Les palais m’apparaissaient réduits à leurs simples parties et quantités de marbre pareil à tout autre, et l’eau comme une combinaison d’hydrogène et d’azote, éternelle, aveugle, antérieure et extérieur à Venise, ignorante des doges et de Turner.119

Donc Venise n’est plus comme Combray ou Paris ou la nature. Il n’y a plus de campi oniriques, plus de chefs d’oeuvres compliqué et enrichis par la présence de sa mère. Quand la réalité n’est pas à l’hauteur de nos attentes, l’écart entre les deux peut-être fructueuse, mais le désespoir qui tue tout possibilité de métaphore est presque la fin du monde dans un roman où la valeur des choses réside non pas dans leur prix mais en ce qu’elles évoquent.

 

Bien que le mot “cubiste” n’apparaît que trois fois dans La recherche,120 une espèce de cubisme des métaphores est fondamental au roman de Proust. Comme pendant son séjour à Doncières quand le Narrateur explique à Saint-Loup qu’il “y a beaucoup moins d’idées que d’hommes121” il y a beaucoup moins d’idées que de métaphores dans À la recherche du temps perdu. Quand, à travers trois mille pages Proust évoque la même idée avec plusieurs métaphores, il pratique un cubisme littéraire équivalent au cubisme visuel du genre “Chaque fois qu’elle déplaçait sa tête, elle créait une femme nouvelle, souvent insoupçonnée de moi.122” L’idée capitale du paysage moral, par exemple, prend la forme de la “sorte de douceur surabondante et de densité mystérieuse” que Swann trouve parmi les bibelots chez Odette, “l’atmosphère maritime et brumeuse123” que le Narrateur imagine autour de Mlle de Stermaria, la susdite pierre couverte de neige, le “beau velours inimitable des années124” que le temps tisse autour des objets et des situations; le paysage moral fait que la personne aimée “y est pour peu de chose; pour presque tout, le processus d’émotions, d’angoisses que tels hasards nous ont fait jadis éprouver à propos d’elle et que l’habitude a attaché à elle125”, ce contexte imaginé autour d’un être, même une mondaine quelconque comme Mme de Souvré, fait d’elle “comme ces monuments — la Salute par exemple — qui, sans grande beauté propre, font admirablement là où ils sont situés126”. Et il y a bien d’autres paysages morales à explorer —concrètes, poétiques, appris dans un instant ou au fil du temps, dans les réfections philosophiques du Narrateur et dans le récit. Comme le lecteur peut traquer certains mots, les manifestations métaphoriques de certaines idées font de bon gibier aussi (par exemple toutes les “impressions” type Elstir-Dostoïevski-de Sévigné). Cette juxtaposition, ou plutôt tissu, des métaphores fait la différence entre La recherche, résolument roman, et une oeuvre philosophique.

Les métaphores de Proust sont plus solides que les simples comparaisons ou analogies. Elles rejouent la phénomène décrit à la première page du roman où le réveil d’un sommeil provisoire provoque un moment de perte de soi chez le Narrateur — “il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage: une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles Quint.127” La métaphore littéraire et en particulier la métaphore proustienne n’est pas comme les métaphores dans la vie. Si un nuage ressemble à un mouton, nous ne confonds pas pour un instant l’un pour l’autre. Dans le monde enchanté de La recherche, faute de réalité objective, un personnage, une situation, un lieu ou une chose devient, au moins partiellement, la métaphore qui en fait image. Cette métaphore peut être insolite, osée, mais elle toujours influence notre propre mise-en-scène du roman. Quand le Narrateur fait comparaison entre Mme de Souvré, figurante dans le bal des têtes, et la Salute, c’est normal si le lecteur s’imagine une dame-coupole couronnant ce salon des mondaines où certains, après tout, “avaient fini fini par ressembler à leur quartier128”. La prolifération des métaphores au lieu des descriptions matérielles fait de La recherche une oeuvre ouvert à l’imagination du lecteur-chasseur-détective. Le lecteur participe, mais pas de façon ‘ah, elle peut avoir des cheveux rouges ou des cheveux blondes, à moi de les figurer.’ C’est plutôt dans un musée d’images précises mais parfois presque surréalistes que Proust nous invite à errer.

La métaphore d’une “étoile” des routes qui convergent dans une forêt (elle même déjà une métaphore pour les étoiles dans le ciel) — qui dans le roman décrit la fille de Gilberte et de Saint-Loup dans laquelle “aboutissaient129” les deux côtés de Méséglise et de Guermantes — est peut-être trop cristalline, trop minérale pour décrire la complexité du tissu métaphorique dans le roman. Souvent une métaphore, comme les fenêtres-grimoires d’Albertine et de la mère du Narrateur, évoque de façon subtile ou évident des autres métaphores. La comparaison de l’écrivain à l’architecte de sa propre cathédrale est célébrissime, c’est peut-être l’idéal pour le Narrateur d’un roman ou les cathédrales reste des pures symboles plutôt que les figurants dans le récit, mais sur la même page du Temps retrouvé il se figure comme un couturier “épinglant ici un feuillet supplémentaire, je bâtirais mon livre, je n’ose pas dire ambitieusement comme une cathédrale, mais tout simplement comme une robe130” (et une page plus tard il se rapproche davantage à Françoise — “ne ferais-je pas mon livre de la façon que Françoise faisait ce ce boeuf mode…?131” Bien sûr bâtir une cathédrale et faire une robe ne sont pas sans rapport chez Proust — dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs quand Odette se promène dans l’avenue du Bois, sa jaquette cache

une bande d’une teinte délicieuse, une satinette mauve habituellement cachée aux yeux de tous, mais aussi délicatement travaillées que les parties extérieures, comme ces sculptures gothiques d’une cathédrale dissimulées au revers d’une balustrade à quatre-vingts pieds de hauteur, aussi parfaites que les bas-reliefs du grand porche132

Première maquette de Frei Otto. Tous les fils de laine sont égales et tendus.

Première maquette de Frei Otto. Tous les fils de laine sont égales et tendus.

 

Seconde maquette de Frei Otto. Fils de laine allongés avant d'être trempés.

Seconde maquette de Frei Otto. Fils de laine allongés avant d’être trempés.

 

Seconde maquette de Frei Otto après avoir été trempée.

Seconde maquette de Frei Otto après avoir été trempée.

Voilà deux métaphores, liées comme deux cousins Guermantes à travers quelques milliers de pages. Ce réseau des métaphores, avec son côté “étoile” et son côté textile me rappelle les maquettes analogiques construites par l’ingénieur allemande Frei Otto pour modeler les réseaux idéaux. Pour visualiser une grille des liens complexes — et une métaphore, comme une maquette, nous aide à visualiser par le moyen d’une analogie imagée — Otto a connecté tous les points également espacés  d’un anneau à tous les autres avec des fils de laine. Ainsi “tout communique” mais cette symétrie de tout lié à tout sans hiérarchie ne représente pas les vrais réseaux comme des rues dans une ville, des chemins dans un jardin ou des câbles d’un réseau de télécommunication. Donc Otto a construit une autre maquette dont les fils étaient un peu trop longs. Après avoir trempé cette maquette dans de l’eau les fils ont trouvé leurs propres chemins, groupés ici pour créer une avenue de Bois, minces ailleurs pour tracer un ramo moins fréquenté mais tout aussi nécessaire. Et il ne s’agit pas de Baron Haussmann. Le réseau métaphorique de Proust, comme d’Otto, est dynamique, flou et courbé.

Donc ‘Proust, paysagiste’ ou ‘Proust, jardinier’ sont peut-être plus exact que ‘Proust, architecte.’ Dans À la recherche du temps perdu il y a peut-être dix mille métaphores et pas une seule cliché. Quelquefois bizarres, souvent drôles ou émouvantes, elles jouent chacune sa moment dans le récit, mais certaines se trouvent aux carrefours enchantés, situées pour accumuler bien de neige autour de leur pierre génératrice, une épaisseur d’évocation qui touche leurs voisins et quelquefois des étrangers bien éloignés. À nous la recherche.

1 À l’ombre des jeunes filles en fleurs, p. 358. Toutes les références à À la recherche du temps perdu renvoient à l’édition Folio-Gallimard, 1987-92.

2 Sodome et Gomorrhe. p. 402.

3 Le Temps retrouvé, p. 345.

4 À l’ombre des jeunes filles en fleurs, p. 227.

5 À l’ombre des jeunes filles en fleurs, p. 227.

6 Le Temps retrouvé, p. 184.

7 Le Temps retrouvé, p. 2

8 Le Temps retrouvé, p. 281.

9 Albertine disparue, p. 67.

10 À l’ombre des jeunes filles en fleurs, p. 406.

11 Albertine disparue, p. 67.

12 Du côté de chez Swann, p. 573.

13 Lettre de février 1914 à Jacques Rivière.

14 Le Temps retrouvé, p. 161.

15 Albertine disparue, p. 22.

16 Sodome et Gomorrhe, pp. 402-3.

17 La Prisonnière, p. 60.

18 Le Temps retrouvé, p. 338.

19 La prisonnière, p. 372.

20 Albertine disparue, p. 22.

21 Le Temps retrouvé, p. 295.

22 Du côté de chez Swann, p. 104.

23 Du côté de chez Swann, p. 99.

24 Du côté de chez Swann, p. 105.

25 Le Temps retrouvé, p. 336.

26 Du côté de chez Swann, p. 106.

27 Du côté de chez Swann, p. 105.

28 Du côté de chez Swann, p. 108.

29 La Prisonnière, p. 70.

30 Le Temps retrouvé, p. 353.

31 Le Temps retrouvé, p. 102.

32 Du côté de chez Swann, p. 221.

33 Du côté de chez Swann, p. 221.

34 Albertine disparue, p. 270.

35 Du côté de chez Swann, p. 233.

36 Albertine disparue, p. 270.

37 Le Temps retrouvé, p. 334.

38 Du côté de chez Swann, p. 232.

39 T.S. Eliot, “Little Gidding”

40 Albertine disparue, p. 268.

41 Du côté de chez Swann, p. 233.

42 Le Temps retrouvé, p. 45.

43 Le Temps retrouvé, p. 152.

44 Sodome et Gomorrhe, p. 134.

45 Le Temps retrouvé, p. 50.

46 Sodome et Gomorrhe, p. 382.

47 À l’ombre des jeunes filles en fleurs, p. 276.

48 Albertine disparue, p. 155.

49 À l’ombre des jeunes filles en fleurs, p. 313.

50 Albertine disparue, p. 183.

51 À l’ombre des jeunes filles en fleurs, p. 296.

52 À l’ombre des jeunes filles en fleurs, p. 299.

53 À l’ombre des jeunes filles en fleurs, p. 301.

54 À l’ombre des jeunes filles en fleurs, p. 303.

55 À l’ombre des jeunes filles en fleurs, p. 302.

56 Le Temps retrouvé, p. 117.

57 À l’ombre des jeunes filles en fleurs, p. 354.

58 Albertine disparue, p. 103.

59 À l’ombre des jeunes filles en fleurs, p. 398.

60 À l’ombre des jeunes filles en fleurs, p. 404.

61 À l’ombre des jeunes filles en fleurs, p. 411.

62 Le Temps retrouvé, p. 77.

63 À l’ombre des jeunes filles en fleurs, p. 400.

64 La Prisonnière, p. 390.

65 Le Temps retrouvé, p. 186.

66 La Prisonnière, p. 364.

67 Albertine disparue, p. 125.

68 Du côté de chez Swann, p. 77.

69 Le Temps retrouvé, p. 180.

70 Le Côté de Guermantes. p. 9.

71 Le Côté de Guermantes. p. 9.

72 Le Côté de Guermantes. p. 10.

73 Le Côté de Guermantes. p. 500.

74 Le Côté de Guermantes. p. 500.

75 Le Côté de Guermantes. p. 500.

76 Le Côté de Guermantes. p. 13.

77 Le Côté de Guermantes. p. 25.

78 La Prisonnière, p. 317-8.

79 La Prisonnière, p. 250.

80 Albertine disparue, p. 206.

81 La Prisonnière, p. 69.

82 Le Côté de Guermantes, p. 554.

83 Le Temps retrouvé, p. 180.

84 La Prisonnière, p. 3.

85 La Prisonnière, p. 70.

86 La Prisonnière, p. 387.

87 La Prisonnière, p. 387.

88 La Prisonnière, p. 107.

89 Du côté de chez Swann, p. 106.

90 La Prisonnière, p. 396.

91 Le Temps retrouvé, p. 174.

92 La Prisonnière, p. 157.

93 Du côté de chez Swann, p. 318.

94 Du côté de chez Swann, p. 320.

95 Le Temps retrouvé, p. 179.

96 Du côté de chez Swann, p. 408

97 La Prisonnière, p. 120.

98 La Prisonnière, p. 119-120

99 La Prisonnière, p. 324.

100 Le Temps retrouvé, p. 108.

101 Le Temps retrouvé, p. 69-70

102 Le Temps retrouvé, p. 109-110.

103 Le Temps retrouvé, p. 141.

104 Albertine disparue, p. 203.

105 Albertine disparue, p. 204.

106 Albertine disparue, p. 210.

107 Albertine disparue, p. 206.

108 Albertine disparue, p. 207.

109 Albertine disparue, p. 209.

110 Albertine disparue, p. 226.

111 Albertine disparue, p. 226.

112 Albertine disparue, p. 231.

113 Albertine disparue, p. 230-1.

114 Albertine disparue, p. 231.

115 Albertine disparue, p. 231.

116 Albertine disparue, p. 147.

117 Albertine disparue, p. 234.

118 Albertine disparue, p. 234.

119 Albertine disparue, p. 232.

120 La Prisonnière, p. 295 et Le Temps retrouvé, p. 248.

121 Le Côté de Guermantes, p. 98.

122 La Prisonnière, p. 64.

123 Le Côté de Guermantes, p. 374.

124 Le Temps retrouvé, p. 279.

125 Albertine disparue, p. 16.

126 Le Temps retrouvé, p. 280.

127 Du côté de chez Swann, p. 49.

128 Le Temps retrouvé, p. 257.

129 Le Temps retrouvé, p. 334.

130 Le Temps retrouvé, p. 338.

131 Le Temps retrouvé, p. 340.

132 À l’ombre des jeunes filles en fleurs, p. 207.

About the author

Alan Miller

Alan Miller is a graduate of the Sydney University Faculty of Architecture and the Tisch School of the Arts at New York University. A fanatical cyclist, he is a former Sydney Singlespeed Champion. He reports on cycling, film, architecture, politics, photography and various mixtures of the above.

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